L'histoire de la colonisation vue par les chiffres
Budgets d’entreprise, loyers ou prix de la ration de riz : les chiffres consignés dans les archives en disent long sur l’organisation des sociétés, notamment à l’époque coloniale. Loin d’être neutres, ils traduisent une certaine vision du monde, comme le montrent les recherches de l’historienne Béatrice Touchelay, membre de l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion (IRHiS - CNRS/ULille), qui étudie aussi la façon dont les normes s’imposent dans une société.
Étudier les chiffres pour comprendre les sociétés : cette idée est au cœur des travaux de Béatrice Touchelay, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Lille et rattachée à l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion (IRHiS). « Les chiffres sont très éloquents, indique-t-elle : ils révèlent une manière de penser et, souvent, une forte hiérarchisation. Car compter, c’est classer. » Bien que les archives en soient truffées, ces données sont peu exploitées par la recherche. Béatrice Touchelay, elle, en a fait sa spécialité depuis 40 ans. Aujourd’hui, elle coordonne le projet Cocole, soutenu par l’Agence nationale de la recherche de 2022 à 2026, qui rassemble une dizaine de partenaires entre histoire, sociologie, sciences de gestion, sur le thème : « compter en situation coloniale dans l’Afrique française de 1830 à 1962 ».

« L’Empire colonial est la caricature de l’emprise du chiffre, qui permet de rendre des comptes sans avoir besoin de justifier par de longs discours, explique la chercheuse. L’objectif de ces chiffres à l’époque de la colonisation est aussi de donner une impression de contrôle (loin d’être effectif) et de mettre en avant la « vertu civilisatrice » de la puissance coloniale ». Les statistiques des hôpitaux, des écoles et des prisons, par exemple, visent à montrer que la France soigne, éduque et encadre les populations. Quitte à biaiser les données pour donner une « bonne impression » aux supérieurs qui réclament les rapports à la Métropole. Mais « même manipulés ou tout simplement faux, les chiffres traduisent une vision de la société », souligne Béatrice Touchelay, qui s’attache à les déconstruire grâce à un minutieux travail de croisement des sources.
Ainsi, alors que l’administration française entend suivre la partie monétarisée de l’activité économique de ses colonies, elle laisse de côté certaines activités artisanales comme la fabrication de paniers qui, en raison du troc, ne donnent pas nécessairement lieu à des échanges monétaires. Pour l’historienne, cette sous-estimation évidente de l’activité marchande locale témoigne d’un manque d’intérêt et de compréhension de la société africaine. De même, Béatrice Touchelay note qu’à Madagascar, « on compte le nombre de chaises pour évaluer la richesse, mais pas les nattes, malgré leur importance pour la population des campagnes ».
Une représentation plus juste de la société coloniale
D’autres éléments viennent enrichir la représentation issue des textes et témoignages habituellement étudiés par les historiens. C’est le cas des bilans comptables, examinés de près par les chercheurs en sciences de gestion : les investissements et l’organisation de la production sont utiles pour comprendre, par exemple, comment fonctionne une entreprise de caoutchouc. « Traditionnellement, les villageois allaient récolter le caoutchouc dans la forêt pour payer leurs impôts, rappelle Béatrice Touchelay. L’apparition, dans les comptes, d’achats d’hévéas reflète une évolution des pratiques de production du caoutchouc, marquée par le développement de grandes plantations. » De leur côté, les chambres de commerce publient beaucoup de chiffres dans le but d’attirer des colons et des capitaux. À travers les types de fournisseurs, les prix de revient ou le coût du transport, ces registres donnent une image beaucoup plus précise de l’activité économique.

D’autres documents comme ceux de l’inspection coloniale apportent de précieux renseignements sur le mode de vie dans les colonies : ils précisent le nombre d’administrateurs à payer, suivent les prix des loyers et des terrains, établissent des budgets afin de déterminer la somme d’argent dont doit disposer un colon pour vivre confortablement. « Cela inclut le salaire des domestiques, cuisiniers et jardiniers mais aussi le prix des chaussures fermées, du casque colonial et de trois costumes par an, détaille Béatrice Touchelay : ces chiffres créent une représentation fiable du mode de vie de ces colons dans les grandes villes dans les années 1930. » Les budgets qui concernent les domestiques sont, eux aussi, très instructifs : ils retiennent le prix d’une pièce d’habitation, d’une natte pour dormir, d’un pantalon et d’une chemise, mais pas celui des chaussures, dont l’absence est significative. La comparaison des données, quant à elle, met en évidence l’ampleur des disparités entre le mode de vie des colons et celui des colonisés.
Par ailleurs, la transformation de la statistique reflète un changement de la vision coloniale : on passe, dans les années 1950, d’une simple exploitation des territoires à une volonté de les valoriser, visible notamment à travers l’état des lieux des infrastructures et le recensement des producteurs là où, auparavant, on se contentait des données douanières. Alors que les salaires sont en partie payés en nature, les débats autour du prix de la ration alimentaire et surtout de la quantité de riz témoignent des « tensions entre les entreprises, qui cherchent à diminuer leurs coûts, et l’administration, de plus en plus soucieuse d’éviter les famines pour des raisons sociales et humanitaires mais aussi politiques et économiques car elle craint de devoir gérer des grèves et des émeutes », rappelle l’historienne.
L’impact des chiffres sur la société
Tout en construisant ainsi, pas à pas, une représentation des sociétés colonisées par le chiffre, le projet Cocole met au jour la dimension idéologique à l’œuvre dans la colonisation. Comme le souligne Béatrice Touchelay, « le chiffre a un pouvoir extrêmement normatif : il n’est pas du tout anodin de mettre des personnes et des pratiques dans des lignes et des tableaux ». Sur le plan vestimentaire, par exemple, les domestiques se plient au budget qui a été pensé pour eux, même si porter une chemise ne leur parait pas l’option la plus pratique. Cette acculturation peut toucher l’organisation même de la société. Rejetant la polygamie, les administrateurs de Madagascar, par exemple, créent des colonnes spécifiques où ils notent le nombre d’épouses lors des recensements de population. « Incidemment, l’idée qu’il vaudrait mieux avoir moins de femmes fait son chemin, analyse l’historienne. Certains hommes ont alors tendance à cacher leurs épouses au moment du passage de l’agent recenseur. Même s’il y a bien sûr des résistances, les recensements peuvent aller jusqu’à déstructurer des communautés. »
Cependant, la chercheuse reconnait qu’il est difficile d’expliquer clairement en quoi les chiffres ont normalisé la société africaine, sans compter que les archives ne portent que la voix des colons : « elles nous donnent une vision impressionniste et toujours européanocentrée ». En parallèle du projet Cocole, Béatrice Touchelay a donc lancé le réseau IRN Count (International Research Network) pour « développer l’analyse critique des chiffres dans les contextes précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux en Afrique et en Europe ». À terme, elle souhaite créer une « école hors les murs » qui rassemblerait des doctorants et postdoctorants français et africains, pour que les chiffres continuent à éclairer l’Histoire.
Liste des partenaires du projet
- IRHiS (Institut de Recherches Historiques du Septentrion) : CNRS-Université de Lille (UMR 8529)
- Unité d'histoire contemporaine de l’Université de Genève
- CESSMA (Centre d'Études en Sciences Sociales sur les Mondes Africains, américains et asiatiques) : Université de Paris-INALCO-IRD (UMR 245)
- TELEMMe (Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée) : CNRS-Université d'Aix-Marseille (UMR 7303)
- Département d’histoire de l’Université de Cocody d’Abidjan
- CESDIP (Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales) CNRS-Ministère de la Justice-Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Université Paris-Saclay)-Cergy Paris Université (UMR 8183)
- IDHE.S (Institutions et Dynamiques Historiques de l'Économie et de la Société) : CNRS-École normale Supérieure Paris-Saclay-Paris 1 Panthéon-Sorbonne-Paris 8 Vincennes Saint-Denis-Paris Nanterre-Évry-Val d'Essonne (UMR 8533)
- Centre Marc Bloch (Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales de Berlin) (USR 3130)
- Pacte (laboratoire de sciences sociales) : CNRS-Université Grenoble Alpes-Sciences Po Grenoble-UGA (UMR 5194)