Droit de l’environnement : entre espoirs et reculs

CNRS le journal Ecologie évolutive, environnement et biodiversité

Alors que le débat autour de l’autorisation du chantier de l’A69 bat son plein, des chercheuses expliquent en quoi le droit de l'environnement motive de plus en plus d’actions citoyennes en justice et comment il peut constituer l’une des réponses à l’urgence écologique. Parmi elles, Magali Dreyfus du Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS - CNRS/ULille).

L’A69 verra-t-elle le jour ? On ne sait pas encore comment se terminera ce feuilleton juridico-politique autour du projet d’autoroute de 50 km destiné à relier Toulouse à Castres. Il illustre en tout cas la difficulté du droit de l’environnement, pourtant en plein essor, à s’imposer.

Le 27 février 2025, sept ans après la déclaration d’utilité publique, le tribunal administratif de Toulouse (à la demande des associations de défense de l’environnement qui dénonçaient la destruction illégale de 169 espèces protégées animales et végétales) a ordonné l’arrêt immédiat des travaux de l’A691 . Le tribunal a jugé infondée « la raison impérative d’intérêt public majeur » ayant motivé une autorisation préfectorale de déroger au droit de l’environnement, alors même que le juge des référés avait à plusieurs reprises rejeté la demande de suspension des travaux en cours.

Saluée comme « historique » par les défenseurs de l’environnement, la victoire des opposants à l’A69 devait marquer un tournant. Mais, le 24 mars, le ministre en charge des Transports, Philippe Tabarot, soutenu par une large partie des élus des départements concernés, faisait appel de la décision. Et, le 3 juin, la cour administrative de Toulouse autorisait la reprise du chantier2 … en attendant que le Conseil d’État donne son avis, en 2026 !

Vue générale d’une partie du chantier de l’autoroute A69, à côté du village de Saint-Germain-des-Prés, dans le Tarn, le 7 mai 2025.
Vue générale d’une partie du chantier de l’autoroute A69, à côté du village de Saint-Germain-des-Prés, dans le Tarn, le 7 mai 2025.

Sans se soucier de ce calendrier judiciaire, une proposition de loi dite « de validation3  » a été déposée à l’initiative de Jean Terlier, député Ensemble pour la République du Tarn, qui reviendrait à légaliser de fait cette autoroute…

Le débat autour de l’A69 est un exemple parmi d’autres. Car il ne se passe plus un mois sans qu’un nouveau contentieux en justice lié à la dégradation accélérée de l’environnement ne surgisse dans l’actualité – internationale ou locale.

L’espoir d’une jurisprudence

En mars 2025 encore, tandis que les associations Bloom et Foodwatch assignaient le groupe Carrefour devant le tribunal de Paris pour « manquement au devoir de vigilance » dans sa filière thonière4 , s’est ouvert en Allemagne le procès intenté par un agriculteur péruvien, soutenu par l’ONG Germanwatch, à l’un des plus gros producteurs d’énergie du pays, RWE. Le conglomérat, pourtant, n’opère pas au Pérou. Mais il compte parmi les plus gros émetteurs européens de gaz à effet de serre (GES). Saúl Luciano Lliuya lui réclame 17 000 €, soit 0,47 % (la contribution de RWE aux émissions mondiales de GES) du coût des aménagements nécessaires pour préserver sa maison, et des dizaines de milliers d’euros en plus pour les conséquences de la fonte des glaciers andins.

Au bout de 10 ans et après enquête sur place, un tribunal allemand a certes rejeté la demande du paysan péruvien, mais, dans le même temps, a reconnu la responsabilité civile des entreprises pour des dommages climatiques résultant de leurs émissions passées de gaz à effet de serre, quel que soit le lieu de leur survenance. Les émetteurs de GES pourraient être obligés de prendre des mesures pour prévenir les dégradations et, en cas de refus, être condamnés à les réparer proportionnellement à leur part dans les émissions.

Saúl Luciano Lliuya, un agriculteur péruvien, a poursuivi en justice le géant allemand de l’énergie RWE. Ici, en 2022, il pose devant le lac Palcacocha, à 4 650 mètres, d’altitude, dans le parc national de Huascarán, au Pérou.
Saúl Luciano Lliuya, un agriculteur péruvien, a poursuivi en justice le géant allemand de l’énergie RWE. Ici, en 2022, il pose devant le lac Palcacocha, à 4 650 mètres, d’altitude, dans le parc national de Huascarán, au Pérou.

Cette décision fera sans doute jurisprudence, ouvrant la voie à cette justice climatique mondiale que les ONG et les pays du Sud réclament aux entreprises, mais aussi aux États les plus riches et les plus polluants.

De la marginalité à la maturité

Discipline en plein essor que les jeunes générations sont de plus en plus nombreuses à vouloir étudier, le droit de l’environnement, seul, s’est jusqu’à présent révélé assez impuissant à enrayer la dégradation accélérée de la nature. Même s’il se diffuse au sein d’autres branches du droit (tel le droit commercial), il doit composer avec les intérêts protégés par ces dernières, dont les activités sont largement susceptibles de porter atteinte à l’environnement.

Chercheuse en droit international de l’environnement et du climat, Marion Lemoine-Schonne5  reconnaît que son efficacité demeure donc  en deçà des urgences. Elle ne l’estime pas moins fondamental : « D’abord, sans le droit international de l'environnement, la situation serait encore pire. Il joue un rôle référentiel et incitatif  très important pour les décideursEnsuite,  la force du droit, c’est de dire ce qui doit être. Quand bien même il est insuffisamment respecté, cela ne grève en rien son effet levier sur les plans sociopolitiques. » Selon elle, la multiplication des contentieux, de plus en plus souvent tranchés en faveur des défenseurs de la nature, fait fonction d’« accélérateur » d’un droit de l’environnement passé depuis les années 1980 « de la marginalité à la maturité ».

Comme la chercheuse l’a résumé dans un livre collectif6 , les premiers textes destinés à protéger la santé humaine des effets de la pollution sont adoptés au XIXe siècle. Le droit de l’environnement se construit d’abord à l’échelle internationale, avec les premières conventions multinationales de protection de grands espaces naturels, dans les années 1930, puis les accords multilatéraux cherchant deux décennies plus tard à prévenir les ravages dus à l’intensification de l’activité industrielle.

Le 3 juin 1992, à Rio de Janeiro, le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, ouvre la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Cnued), qui réunit 103 chefs d’État et de gouvernement – un record.
Le 3 juin 1992, à Rio de Janeiro, le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, ouvre la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Cnued), qui réunit 103 chefs d’État et de gouvernement – un record.

En 1972, la déclaration onusienne de Stockholm7  fait de l’environnement une priorité mondiale indissociable des droits humains, à penser en articulation avec le développement économique et le bien-être des populations. Elle pose ainsi les fondations du droit de l’environnement. Vingt ans plus tard, lors du sommet de Rio, en 1992, la prise de conscience des changements globaux qui menacent directement la survie de l’humanité débouche sur trois conventions-cadres8  majeures concernant les changements climatiques, la désertification et la biodiversité.

Obliger les États à coopérer

« Depuis, précise Marion Lemoine-Schonne, le droit de l’environnement se construit tous azimuts, en lien étroit avec les évolutions des connaissances scientifiques. Nous savons que les processus de dégradation sont profondément connectés et interdépendants (climat, biodiversité, océans, pollution chimique, etc.) et qu’il est vain de lutter en silo contre les sources de pollution. Au nombre de neuf, les ”limites planétaires“ à ne pas dépasser sans compromettre gravement la stabilité de la biosphère9  sont désormais intégrées dans le droit de l’environnement. Les États sont obligés de les prendre en compte. Et cela permet à un nombre croissant de citoyens de saisir la justice sur une grande diversité de sujets. »

En outre, le débat sur la reconnaissance de certains droits aux éléments naturels (rivières, forêts ou sols) a vu émerger dans un petit nombre de pays un véritable droit de la nature, qui reste marginal, mais n’en influence pas moins tout le champ juridique.

La justice européenne à l’œuvre

Une vitalité attestée aussi par Alexandra Langlais10  et Magali Dreyfus11 , chercheuses au CNRS, spécialistes respectivement des droits européen et français. Ces derniers temps, à l’échelle de l’Europe, précise Alexandra Langlais, c’est plutôt devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) que ces plaintes citoyennes sont déposées, au nom notamment du « droit à la vie ». Ont ainsi eu gain de cause, en janvier 2025, des habitants des environs de Naples qui dénonçaient l’inaction de l’État italien face à la multiplication des cancers causés par les dépôts mafieux de déchets toxiques, et qui avaient été déboutés par toutes les juridictions de leur pays12 .

Alexandra Langlais cite également une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui a pris de court différents États membres, dont la France, en annulant une dérogation qu’ils tenaient pour acquise autorisant l’usage en plein champ de produits néonicotinoïdes. « Alors que la Commission avait elle-même laissé passer ces manquements répétés à son propre règlement d’exécution, la décision de la CJUE est venue rappeler que le droit européen prime sur celui des États membres », commente la juriste.

La France est le premier producteur de betterave à sucre de l’Union européenne. Mais, le virus de la jaunisse ayant notablement diminué la production en 2020, le gouvernement avait levé l’interdiction des néonicotinoïdes pour cette culture. En janvier 2023, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne a annulé cette dérogation.
La France est le premier producteur de betterave à sucre de l’Union européenne. Mais, le virus de la jaunisse ayant notablement diminué la production en 2020, le gouvernement avait levé l’interdiction des néonicotinoïdes pour cette culture. En janvier 2023, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne a annulé cette dérogation.

En France aussi, la réglementation environnementale, largement issue du droit européen, n’a cessé de s’étoffer pour pénétrer d’autres branches du droit, et notamment celui de l’aménagement et de l’urbanisme. « Les acteurs publics ou privés ne peuvent plus ignorer son existence, précise Magali Dreyfus. Tenter de passer outre comporte un réel risque financier, comme l’atteste la réaction des acteurs économiques à la suite de l’arrêt du chantier de l’A69. De même, quand le Conseil d’État ou une autre juridiction rend un arrêt, le gouvernement doit s’y conformer. Mais le rapport de force global continue de favoriser l’économie au détriment de l’environnement. D’autant plus qu’aller en justice exige des ressources importantes. »

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  • 1https://toulouse.tribunal-administratif.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/a69-le-projet-autoroutier-est-annule-faute-de-necessite-imperieuse-a-le-realiser
  • 2https://www.idcite.com/Juris-Autoroute-A69-le-chantier-peut-reprendre-a-partir-de-la-mi-juin-au-motif-d-un-interet-public-majeur_a91055.html
  • 3Une loi de validation est un type de loi très rarement utilisé permettant de contourner certaines décisions de justice qui ne relèvent pas du pénal et qui n’ont pas encore fait l’objet d’une décision en appel.
  • 4Carrefour est accusé notamment de s’approvisionner auprès de fournisseurs pratiquant des méthodes destructrices de pêche et de ne pas fixer de limite maximale de mercure malgré les risques pour la santé des consommateurs.
  • 5 droit et Europe (Iode, unité CNRS/Université de Rennes).
  • 6//www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/un-monde-commun/
  • 7https://www.un.org/fr/conferences/environment/stockholm1972
  • 8https://unfccc.int/fr/processus-et-reunions/les-conventions-de-rio
  • 9//www.notre-environnement.gouv.fr/themes/societe/article/limites-planetaires
  • 10 droit et Europe (unité CNRS/Université de Rennes).
  • 11Chercheuse CNRS au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps, unité CNRS/Université de Lille).
  • 12https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-241395