Les sucres, nouvelle arme contre les infections
La glycobiologie, l’étude des fonctions biologiques des glucides, est un domaine de recherche à part entière, qui pourrait un jour mener à des traitements inédits contre les infections.
La pandémie de Covid l’a rappelé : développer de nouveaux anti-infectieux pour mieux contrer les micro-organismes pathogènes demeure un enjeu majeur. Une discipline récente, encore méconnue par le grand public, a décidé de relever ce défi en étudiant la biologie des glucides, plus connus sous le nom de « sucres ». « Baptisée glycobiologie, cette branche de la biochimie pourrait mener à de nombreuses innovations radicalement nouvelles », prévient Yann Guerardel, directeur de l’Unité de glycobiologie structurale et fonctionnelle (UGSF)1 , à l’Université de Lille.
Glucose du sang, amidon de la pomme de terre ou du blé, cellulose des plantes, exopolysaccharides des « biofilms » bactériens, les glucides sont présents dans tous les domaines du vivant : animaux, végétaux, microbes… Ils sont parmi les molécules biologiques les plus abondantes sur Terre. Les biochimistes les classent en deux grands groupes : les glucides simples, dits aussi « oses » ou « monosaccharides », formés d’une seule molécule (ou monomère), comme le glucose ; et les glucides complexes, constitués de plusieurs oses, tels le saccharose ou l’amidon. Appelés également glycanes, c’est spécifiquement à eux que s’intéresse la glycobiologie.
La « matière noire » de la biologie
Fait surprenant : malgré l’omniprésence des glycanes dans la nature, l’étude de leurs fonctions biologiques reste bien moins avancée que celle des acides nucléiques (qui forment l’ADN et l’ARN) et des protéines, auxquels s’intéressent respectivement la génomique et la protéomique. « Par analogie avec la situation actuelle en cosmologie, les glycanes peuvent être considérés comme la “matière noire” de l’univers biologique : un composant majeur et critique qui n’a pas encore été pleinement incorporé dans le “modèle standard” de la biologie », soulignent les chercheurs américain Ajit Varki et Stuart Kornfeld, dans un ouvrage consacré à cette discipline2 .
Résultat : à ce jour en France, seuls trois laboratoires sont entièrement dédiés à la glycobiologie, dont deux sous tutelle du CNRS : l’UGSF de Lille et le Centre de recherches sur les macromolécules végétales (Cermav), à Grenoble. Car en plus de jouer un rôle crucial comme sources d’énergie, les glycanes sont également essentiels pour plusieurs autres grandes fonctions biologiques : bon repliement des protéines, reconnaissance immunitaire, ou communication intercellulaire. Ils sont également impliqués dans plusieurs processus pathologiques, notamment la capacité qu’ont les micro-organismes pathogènes à adhérer aux tissus, que les glycanes peuvent empêcher ou au contraire faciliter.
L’infection par le Covid, facilitée par un sucre
Par exemple, pour pénétrer les cellules des voies respiratoires (fosses nasales, gorge, trachée, bronches, et bronchioles), le virus de la grippe se lie à un sucre présent sur ces cellules : l’acide sialique. Selon une étude japonaise menée sur des cellules cultivées en laboratoire et publiée en juin 20223 , cette molécule serait également essentielle à l’« accrochage » du virus du Covid-19, le SARS-CoV-2. D’où l’idée de tenter de mieux comprendre l’implication des glucides dans l’infection par différents pathogènes. Avec un but : identifier de nouvelles cibles thérapeutiques susceptibles d’aider à développer de nouveaux traitements qui empêcheraient ou limiteraient ce type d’adhésion et donc les infections.
À Lille, Yann Guérardel et son équipe s’intéressent notamment à la bactérie Escherichia coli adhérente-invasive (AIEC). Responsable d’infections intestinales, ce germe est soupçonné d’être une des causes de la maladie de Crohn, une pathologie inflammatoire chronique de l’intestin caractérisée entre autres par des douleurs abdominales et une diarrhée importante. Jusqu’ici, de nombreuses recherches ont démontré que l’invasion de la muqueuse intestinale par cette bactérie peut être limitée par la levure Saccharomyces cerevisiae, appelée aussi « levure de bière ». Mais la nature précise des molécules derrière ce pouvoir restait méconnue.
Afin d’identifier les molécules impliquées, les chercheurs ont isolé plusieurs composants majeurs de S. cerevisiae et ont évalué leur activité anti-adhésive et anti-infectieuse contre la bactérie AIEC.
Une découverte déjà brevetée
Et bingo ! Ils ont pu identifier une fraction complexe constituée de polymères de glucose et de mannose. Celle-ci s’est avérée capable non seulement d’inhiber à 95 % l’adhésion des bactéries AIEC, mais aussi de diminuer drastiquement la colonisation de l’intestin des souris par ce pathogène. « Les glucides de cette fraction concurrencent ceux à la surface des cellules intestinales. Résultat, la bactérie s’attache sur les premiers au lieu des seconds. Ce qui empêche l’infection des cellules », éclaire Yann Guérardel. Publiée en fin 20214 et protégée par un brevet, cette découverte pourrait mener à un traitement innovant contre l’AIEC.
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- 1UGSF - CNRS/ULille
 - 2Essentials of Glycobiology(link is external), 4th edition, Ajit Varki, Richard D. Cummings, Jeffrey D. Esko et al., Cold Spring Harbor Laboratory Press, 2022.
 - 3Wakana Saso et al., PLOS Pathog, 14 juin 2022. https://doi.org/10.1371/journal.ppat.1010590
 - 4Adeline Sivignon et al., Carbohydr Polym., 1er novembre 2021. DOI: 10.1016/j.carbpol.2021.118415